Dans la nuit du 23 au 24 mai, puis à nouveau en pleine matinée, plus de 160 000 foyers de la Côte d’Azur ont été plongés dans le noir. Cannes, Antibes, Vallauris, Mandelieu… des villes entières privées d’électricité pendant plusieurs heures. Un incident d’apparence technique ? Non. Un sabotage. Ou plutôt deux.
En une journée, la vulnérabilité de nos infrastructures essentielles s’est rappelée à nous. Brutalement. Et en silence.
Le premier acte s’est produit dans l’obscurité : un incendie criminel ciblant un poste de transformation électrique à Tanneron, dans le Var, peu après 2 h 30 du matin. Une intervention rapide a permis un rétablissement partiel du courant avant l’aube. Mais à peine le réseau stabilisé, un deuxième choc survient.
À 10 heures, un pylône à très haute tension s’effondre à Villeneuve-Loubet. Trois de ses quatre piliers ont été sciés. Il n’a pas résisté. L’impact est massif : 160 000 foyers touchés, les projections du Festival de Cannes interrompues, des feux tricolores hors service, des commerces contraints de fermer, et même des perturbations ferroviaires entre Grasse et Cannes.
Il ne s’agit plus d’un incident. C’est un signal.
Ce sabotage, en lui-même, ne constitue pas une surprise pour certains professionnels de la sécurité. Depuis des années, des voix alertent sur la faiblesse structurelle de nos réseaux. Ils tiennent, oui, mais jusqu’à quand ? Il suffit parfois d’un seul point de rupture — un pylône, un transformateur, une faille humaine — pour provoquer un effet domino.
Je me souviens d’un vieux responsable d’exploitation rencontré lors d’un audit en 2018. Il m’avait dit : « Ce poste, c’est comme une dent malade. Ça tient tant que personne n’y touche. Mais le jour où quelqu’un appuie, tout saute. » Ce jour-là est arrivé. Et ce n’est peut-être pas fini.
Les enquêteurs ne ferment aucune porte. Actes isolés ou opérations coordonnées ? Mouvances anarchistes, écoterroristes, extrémistes en quête de fracas symbolique ? L’enquête ne fait que commencer. Mais le mode opératoire, précis, méthodique, et le choix des cibles interpellent.
Cibler la clôture du Festival de Cannes, événement médiatique mondial, n’a rien d’anodin. C’est frapper à la fois l’image, le confort et la réputation. Et c’est rappeler, subtilement mais violemment, que le réseau électrique — pilier silencieux de notre quotidien — n’est pas intangible.
Les conflits contemporains ne ressemblent plus à ceux d’hier. Ils sont asymétriques, invisibles, fragmentés. On ne déclare plus la guerre : on fragilise, on sabote, on désorganise. Un pylône abattu vaut parfois mieux qu’une attaque frontale. Car il sème la peur sans désigner l’ennemi.
Ces actes ne relèvent peut-être pas encore de la guerre hybride au sens militaire. Mais ils en partagent la logique. Fragiliser un pays de l’intérieur, en visant ses flux : électricité, données, énergie, logistique. Et tester, sans bruit, ses capacités de réaction.
La vraie question n’est pas de savoir si l’on retrouvera les auteurs. Il le faudra, bien sûr. Mais ce qui importe davantage, c’est ce que nous faisons maintenant. Avons-nous les moyens de sécuriser physiquement nos infrastructures critiques ? Disposons-nous de systèmes de redondance suffisants pour éviter qu’un seul acte ne mette en péril une zone entière ?
L’État a amorcé une prise de conscience. Mais sur le terrain, la réalité est têtue. Des sites sensibles restent faiblement protégés. Des zones entières reposent sur des installations vieillissantes. Et les ingénieurs de terrain, eux, le savent. Ils le disent souvent, entre deux alertes, d’un ton résigné : « On a eu de la chance, cette fois. »
Mais la chance, en matière de sécurité, n’est jamais une stratégie.