On pense souvent que le pire, c’est ce qui explose. Ce qui fait trembler les murs. Une attaque terroriste. Une guerre. Un virus. Une cyberattaque géante qui éteint les lumières de nos villes. Mais non. Le vrai danger, celui qui nous ronge à petit feu, c’est autre chose. C’est plus discret. Ça ne fait pas de bruit. Ça s’appelle le déni.
Et c’est peut-être le risque le plus insupportable qui soit.
Le déni, c’est ce mécanisme étrange par lequel on refuse de nommer ce qui dérange. Une forme de cécité choisie. On sait. Mais on fait semblant de ne pas savoir. On sent que quelque chose va mal, que quelque chose menace, mais on détourne les yeux.
Dans la politique, cela se voit. Il y a des sujets qu’on évite soigneusement, des réformes qu’on repousse sous prétexte de ne pas fracturer encore plus une société déjà fragile. Dans la sécurité, même chose : on minimise l’ampleur de la délinquance. Et dans les entreprises ? On parle d’agilité, de bienveillance, mais on évite les vraies décisions, celles qui coûtent. Celles qui peuvent déranger.
Je l’ai vu, ce déni. De près. Et plus d’une fois. Il porte des cravates, des sourires, parfois même des PowerPoint. Et il peut être fatal.
Face à une crise, on croit bien faire en réagissant vite. L’urgence devient un mode de gouvernance. On annonce. On corrige. On communique. On rassure. On commente en boucle. Mais tout cela, souvent, ce n’est pas de l’action. C’est une mise en scène. Un théâtre d’agitation qui ne résout rien en profondeur.
À force de vouloir donner l’illusion du mouvement, on s’épuise. On rassure à court terme, mais on se condamne à répéter les mêmes erreurs. Pire encore, on s’habitue à improviser. À vivre dans le provisoire. Comme si cela devenait normal.
Et pendant ce temps-là, les problèmes qu’on refuse de nommer, eux, avancent. Tranquillement. Sûrement.
On confond souvent anticipation et divination. Comme s’il fallait être devin pour prévoir le pire. Mais non. Anticiper, c’est autre chose. C’est construire des scénarios. Poser les bonnes questions. Se demander « Et si ? » au lieu de dire « On verra bien ».
C’est accepter qu’un jour, ça puisse casser. Qu’un système lâche. Qu’un équilibre se rompe. Et qu’il vaudrait mieux s’y préparer, plutôt que d’attendre d’avoir les pieds dans l’eau pour chercher la fuite.
Ce n’est pas simple. Ça demande du courage. Une forme d’humilité aussi. Parce qu’anticiper, c’est reconnaître qu’on ne maîtrise pas tout. Mais c’est surtout refuser d’être pris au dépourvu par ce que l’on savait déjà.
Regarder en face ce qui fait peur, ce n’est pas du catastrophisme. C’est du réalisme. Il n’y a rien de plus dangereux qu’un dirigeant qui se refuse à nommer les choses. Rien de plus fragile qu’une société qui choisit de ne pas voir.
Le déni rassure. C’est vrai. Il nous dit qu’on a le temps. Qu’on exagère. Que ça ira. Mais c’est un mensonge. Un mensonge qui coûte. Et qui, tôt ou tard, se paie cher.
Alors oui, il faut oser voir. Même si c’est inconfortable. Même si ça fait grincer. C’est peut-être le seul vrai courage qu’il nous reste à cultiver.