On la dit laxiste, parfois militante. D’autres la jugent aveugle ou déconnectée. La justice française cristallise des critiques devenues presque routinières, souvent chargées de passion et rarement nuancées. Pourtant, derrière ces jugements sommaires, une autre réalité persiste, plus discrète, plus grave : celle d’un service public exsangue, accablé par le manque de moyens, mais tenu à l’excellence, coûte que coûte.
Les attaques contre l’institution judiciaire se font souvent sur le terrain des symboles. Un verdict perçu comme trop clément, une affaire sensible mal interprétée, et c’est toute une profession qui se retrouve sur le banc des accusés. Mais au-delà des polémiques conjoncturelles, la réalité quotidienne des juridictions françaises révèle une situation bien plus préoccupante.
Les chiffres sont là, implacables. La France compte en moyenne trois fois moins de magistrats pour 100 000 habitants que ses voisins européens. Les greffiers, pourtant piliers du fonctionnement des tribunaux, sont également en nombre insuffisant. Résultat : des audiences qui s’enchaînent sans répit, des délais de jugement qui explosent, des dossiers qui s’accumulent jusqu’à l’asphyxie.
Dans les tribunaux, les magistrats et les greffiers s’efforcent de faire tenir debout une machine qui vacille. Ils arbitrent des conflits humains, jugent des actes parfois terribles, tranchent des litiges aux conséquences profondes. Mais ils le font dans des conditions indignes d’une démocratie moderne.
Certains travaillent dans des locaux vétustes, mal chauffés l’hiver, étouffants l’été. D’autres jonglent avec des logiciels obsolètes, des piles de dossiers papiers, des effectifs réduits au minimum. Tous subissent une pression constante, renforcée par le regard d’une société en quête de réponses rapides et de justice immédiate.
Il faut le dire avec force : ce ne sont pas les compétences ou l’intégrité des professionnels de justice qui sont en cause. Ce qui fait défaut, c’est l’environnement dans lequel ils exercent. Ce sont les moyens, humains et financiers, qu’on leur refuse depuis trop longtemps.
Renforcer la justice, ce n’est pas lui faire une faveur. C’est affirmer un choix de société. Car une justice qui fonctionne mal ne pèse pas seulement sur ceux qui y travaillent. Elle affecte aussi les victimes, les justiciables, les citoyens qui attendent une réponse claire, rapide, équitable.
Une démocratie ne tient pas par la seule volonté politique ou les grandes déclarations. Elle repose sur des institutions solides, impartiales, accessibles. Une justice efficace, équitable et bien dotée n’est pas un luxe républicain. C’est une nécessité vitale.
L’État de droit ne peut pas vivre de promesses. Il exige des actes. Et dans ce domaine, plus qu’un changement de discours, c’est une mobilisation budgétaire massive qui s’impose.
Caricaturer la justice revient à affaiblir l’un des derniers remparts contre l’arbitraire. Oui, certains dysfonctionnements existent. Oui, comme partout, des erreurs peuvent être commises. Mais condamner l’institution sans comprendre ses conditions d’exercice revient à détourner le regard du vrai problème.
Il ne s’agit pas de sanctuariser la justice, ni de l’exempter de toute critique. Il s’agit de lui donner les moyens de fonctionner à la hauteur des enjeux qu’elle porte. Car une société qui n’investit pas dans sa justice finit toujours par en payer le prix. En confiance perdue. En cohésion affaiblie. En libertés menacées.