Interview réalisée en 2021

Il y a 27 ans, je faisais mes premières armes dans le conseil en sûreté à vos côtés. Quel regard portez-vous sur un plan sécuritaire sur ces années qui se sont écoulées ?

Il y a eu durant toutes ces années de véritables progrès grâce à la mobilisation de la profession qui a voulu un organe de régulation et de contrôle au travers du CNAPS (Conseil National des Activités Privées de Sécurité) ainsi qu’à l’action d’organisations syndicales structurées, parfois même plus qu’il n’en faudrait. Nous aimons bien hélas en France ce que j’appelle « la scissiparité compulsive » (NDLR : expression provenant du mot scission) à savoir une idée, deux adhérents, trois syndicats. Mais un véritable travail de réflexion a été effectué avec notamment des livres blancs et par des personnes telles que Claude Tarlet, Claude Lewy ou Michel Mathieu.

Fondamentalement, la situation de la sécurité privée s’est plutôt améliorée en termes de chiffre d’affaires, d’effectifs, de formations, de qualifications, et même en termes d’image. Nul besoin de rappeler que le secteur revenait de très loin. La route est encore longue pour atteindre cette reconnaissance tant voulue par la profession, mais les actions mises en œuvre ces dernières années sont très encourageantes.

Pensez-vous que la situation puisse s’apaiser dans certains quartiers, alors que les règlements de compte à coup de Kalachnikov défrayent régulièrement la chronique et que des bagarres entre bandes se sont terminées ces dernières semaines par des décès d’adolescents ? 

Je pense qu’il est utile de rappeler que l’on est passé en quatre siècles de 150 homicides pour 100 000 habitants à moins de 2. La situation s’est donc énormément améliorée. Toutefois, depuis une quinzaine d’années, on constate une réelle dégradation qui se traduit notamment par la fin du milieu français traditionnel, une sorte d’émancipation à la Spartacus des petites mains des cités – même si les cités ne sont pas toujours hors de la ville contrairement à l’idée répandue.

Il y a incontestablement des confrontations, des frictions, des difficultés, après un retrait historique de l’État. Quand on ne fait pas respecter le Code de la route, il n’y a pas de raison de le respecter soi-même. Soit on a un surmoi extrêmement efficace et on se dit que c’est quand même mieux de ne pas mourir ou de ne pas tuer des gens, soit on se dit : je ne vois pas pourquoi je respecterais les limitations de vitesse, les ceintures de sécurité ou le reste. Et ce qui vaut pour la route vaut aussi pour la plupart des conduites inciviles qui peuvent devenir délinquantes ou criminelles.

La France hésite entre trop de régulation et une absence totale de régulation, mais elle connaît cette situation par cycles successifs, par retours de balancier.

L’objectif en matière de sécurité est de toujours chercher à trouver le point d’équilibre entre une hyper réglementation qui peut être insupportable et une déréglementation qui n’est généralement pas satisfaisante. Entre ces deux extrêmes, il est toujours très difficile d’identifier l’entre-deux, la bonne moyenne, ce qui explique ces tensions, frustrations, frictions. Mais, il est important de retenir que moins on interviendra rapidement et plus le retour de balancier sera brutal.

Il est plus que nécessaire de mettre en place un processus de reconquête territorial dans tous les quartiers et pas seulement ceux « dont on parle », car désormais les centres-villes de villes moyennes sont de moins en moins épargnés par cette violence qui est devenue un outil de régulation entre bandes. Le schéma est simple pour ces jeunes gens : ils choisissent un territoire, s’y implantent, puis se l’approprient, enfin cherchent à l’étendre vers celui d’à côté contrôlé par un autre bande, ce qui se traduit en général par des frictions au mieux, une « guerre » au pire.

Cette violence entre bandes n’est pas nouvelle, on pourrait citer Roméo et Juliette, les Apaches, les Blousons noirs les loubards, les sauvageons ….. Je dis souvent à mes étudiants qu’en matière criminelle ou terroriste, ce qui semble nouveau, c’est souvent ce qu’on a oublié.

Il est incontestable que la dégradation violente est plus grave, plus rapide, plus enracinée que d’habitude et il y a plus que jamais un réel besoin d’une réappropriation des règles civiques. C’est une action qui va nécessiter beaucoup d’efforts et qui doit impliquer les parents, l’éducation nationale, les acteurs sociaux, les collectivités locales, les services de sécurité privée et bien entendu l’État. L’exercice consiste à faire travailler ensemble toutes ces parties prenantes. Or, pour l’instant, ça fonctionne plutôt en silo, avec une difficulté dans la coordination des actions, des effets de monopole, sans oublier un petit côté suffisant, arrogant voir méprisant dont l’État a du mal à s’en défaire. Mais il y a des endroits où la situation s’améliore, mais ce n’est pas ce qu’on voit le plus.

Ces 30 dernières années, des milliards ont été dépensés dans différentes stratégies pour permettre de reconquérir de nombreux quartiers sensibles. Que s’est-il passé pour que les résultats ne soient pas à la hauteur de ceux que nous aurions pu attendre ?

Une problématique criminelle ou terroriste nécessite un processus clinique. Et celui-ci commence toujours par un diagnostic, étant entendu que ce diagnostic doit être partagé. Après le diagnostic vient le temps du pronostic qui permet de définir si l’on peut ou pas sauver le malade. Et puis vient le temps du débat thérapeutique qui consiste à déterminer les mesures qui doivent être mises en œuvre. Les solutions peuvent être multiples entre les tenants de l’homéopathie qui diront que tout ça n’est pas très grave et qu’une petite camomille devrait suffire, ceux de la chimie pour qui on devrait quand même prendre un cachet et enfin les partisans de la chirurgie qui ont une approche plus radicale qui consiste à couper d’abord et discuter ensuite.

Évidemment, si vous n’avez pas fait de diagnostic, il n’y a aucune raison que la thérapeutique fonctionne. Or, en France, cette étape de diagnostic n’est presque jamais réalisée. Il y a bien des micro-diagnostics qui produisent en général des micro-effets positifs qui sont noyés, submergés ou insuffisamment enracinés pour tenir très longtemps. On trouve de nombreux petits exemples qui fonctionnent dans un océan de mesures bureaucratiques qui ne peuvent pas réussir, car on ne peut pas appliquer partout une mesure décidée unilatéralement à Paris, comme Paris l’a décidé, à l’heure où Paris l’a décidé, de la manière dont Paris l’a décidé. La France, heureusement, reste constituée de territoires avec des particularités qui sont très éloignées de Paris. Tant que cet état de fait ne sera pas totalement intégré par les chevilles ouvrières de l’État. Les politiques, les élus, sont plutôt compréhensifs, surtout ceux qui ont été élus locaux. On ne peut pas leur faire le reproche de ne pas savoir de quoi ils parlent. La manière dont la super structure et l’infrastructure de l’État décident d’appliquer uniformément les choses ne permettent pas de trouver des solutions qui soient efficientes. La simple lecture des premières pages du rapport de la Cour des comptes sur l’argent dépensé dans les innombrables plans banlieues permet de comprendre toute l’étendue de la problématique sans qu’il soit nécessaire que j’y rajouter quoi que ce soit.

Selon vous, est-il réellement possible de mettre fin aux trafics de stupéfiants dans une économie qui repose sur l’offre et la demande ? 

On peut toujours créer une prohibition. Une telle stratégie se traduit normalement par une raréfaction du produit, une baisse de la qualité et une hausse des prix. Je constate, comme beaucoup d’observateurs, qu’en matière de stupéfiants, nous avons eu une augmentation de la qualité, une augmentation de la production et une baisse des prix. Il y a donc quelque chose qui ne marche pas. Et quand un processus ne fonctionne pas et qu’on a fait le tour du problème sans trouver de solution, il est alors nécessaire d’en changer. Soit on décide une prohibition absolue, avec des règles extrêmement dures, une lutte contre le trafic, des enfermements massifs, etc. – politique qui a échoué et échoue partout. Soit on applique un processus de régulation comme on l’a fait sur l’alcool ou bien le tabac. Il faut alors trouver un entre-deux qui permet à la fois de maîtriser le niveau de consommation dans cadre précis, d’agir au nom de la santé publique plus que de l’ordre public et de concentrer les efforts de répression pour les trafiquants en arrêtant de diluer l’action pénale.

Pour ma part, je suis très farouchement opposé à tous les processus addictifs, je milite pour la libération des individus et leur émancipation. Mais je ne pense pas qu’une telle démarche puisse passer par la contrainte, cela ne peut se faire qu’au travers de la pédagogie et l’accompagnement. Il faut par contre réserver la contrainte aux profiteurs du système.

Personnellement, je considère que la loi du 31 décembre 1970 qui définit le cadre législatif concernant les drogues et leur usage est un échec et que plus de cinquante ans plus tard, on pourrait en tirer des conclusions et essayer de dessiner une nouvelle approche.

Il s’agit plus que jamais de mettre les moyens contre les trafiquants et les importateurs, sachant par ailleurs que nous sommes en train de devenir auto-producteurs en matière de cannabis avec des personnes qui produisent dans leur baignoire ou dans le champ d’à côté. L’un des problèmes en matière de cannabis, c’est la concentration en THC (tétrahydrocannabinol). Il y a là un enjeu pragmatique et de santé publique. Il est selon moi, plus que jamais important d’avoir un débat pragmatique et laisser les questions morales aux tenants des sectes diverses qui s’affrontent entre libéralisation absolue qui serait un désastre sanitaire et répression aveugle qui l’est déjà sur le plan pénal.

Le continuum de sécurité, alliant les forces de sécurité régalienne et de sécurité privée, verra-t-il le jour de manière efficiente ou la montagne accouchera-t-elle d’une souris ?

Je pense que la montagne va accoucher d’un lapin. Ça sera plus gros qu’une souris, mais moins gros qu’une montagne. Le Sénat a fait un très gros travail d’amélioration du texte de l’Assemblée. Personnellement, il m’arrive de penser que les parlementaires de l’Assemblée Nationale, vivent parfois dans un univers un peu étrange. Le texte initial qui a été amendé par le ministère de l’Intérieur a été écrit « avec les pieds ». Je parle notamment de l’article 24, mais pas seulement. Le projet initial Fauvergue Theuriot était plutôt bien construit. Les amendements gouvernementaux l’ont affaibli et la majorité à l’Assemblée a cru devoir voter un certain nombre d’amendements dont je ne comprends pas la logique. Ce n’est pas un problème de point de vue ou d’opinion. On peut avoir des désaccords sur des opinions très légitimes. C’est plus compliqué quand il n’y a pas de logique perceptible. Le Sénat a fait quant à lui un excellent travail. On peut avoir des désaccords, mais sur des amendements qui ont du sens.

Par conséquent, si la commission mixte, avec un travail intelligent, et le soutien du ministre de l’Intérieur, qui est par ailleurs un homme très pragmatique, se mettent d’accord, on pourrait disposer d’un texte que je qualifierai d’intéressant. Sans article 24.

Avec des forces de sécurité intérieure qui sont à bout de souffle, quel regard portez-vous sur le Beauvau de la sécurité ?

J’ai dirigé deux ou trois livres blancs déjà. J’ai participé à une réunion-débat sur le dernier livre blanc parce que le ministre de l’Intérieur avait beaucoup insisté. Mais je n’ai pas considéré indispensable de demander à participer au Beauvau de la Sécurité. S’il s’agit de rassurer et dialoguer avec les organisations syndicales de policiers, très bien, elles le méritent. S’il s’agit de faire semblant de refaire le même livre blanc, il est déjà là. Je commente assez peu la communication politique, ce n’est pas mon métier. Du point de vue du contenu, je n’ai pas vu grand-chose d’intéressant. Du point de vue remaillage du dialogue interne, ça doit sans doute être utile. Mais je crains la déception de beaucoup à l’issue du processus.

Enfin, je vais vous demander de vous projeter dans le temps. Selon vous, à quoi ressemblera le contexte sécuritaire de la France en 2025 ?

Je suis dans la posture d’un spectateur actif ou, comme on disait quand j’écrivais ma thèse de doctorat, un insider-outsider. C’est-à-dire que je connais d’un côté le système de l’intérieur pour l’avoir vécu du temps de mes fonctions auprès de Michel Rocard et d’à peu près tous les ministres de l’Intérieur qui se sont succédé et avec qui j’ai pu dialoguer. D’un autre côté, je me situe comme un universitaire indépendant, disant aux uns et aux autres des choses qu’ils détestent entendre, et souvent les mêmes au fil du temps. Cette approche me permet en général de savoir qu’on n’est pas trop loin de la vérité, tout en n’ayant pas vocation à le dire avec une posture de dénonciateur ou d’imprécateur parce que je comprends la difficulté de l’action politique pour l’avoir côtoyée de très près.

Je pense que nous sommes entrés collectivement dans un processus de dégradation long et que nous n’avons pas encore touché l’élément ultime de cette dernière, la généralisation de la violence homicide. Mais on s’en rapproche dangereusement. Inverser un processus de ce genre est difficile parce que la société se comporte comme un paquebot : on ne peut pas tourner la barre à 180 degrés et attendre qu’il tourne dans la seconde sans se coucher, se brise ou couler. Je pense que le Titanic peut éviter l’iceberg et que l’iceberg peut éviter le Titanic, c’est un mouvement qui peut agir dans les deux sens. Mais pour atteindre un tel résultat, il faut prendre un certain nombre de mesures extrêmement équilibrées, extrêmement rationnelles, extrêmement négociées. Et donc cela nécessite une grosse révolution culturelle pour l’État. J’entends État au sens de la classe politique, bureaucratique mais médiatique surtout dans une pré-élection présidentielle, pour forer à sortir des postures, des dénonciations, des outrances et des exagérations.

J’ai toujours cru qu’il y avait un espace pédagogique, c’est mon côté « rocardien maintenu ». La culture du dialogue avec la société, de l’accompagnement, de la négociation me semble être la seule démarche qui permet d’atteindre un équilibre qui pourrait nous éviter, non pas une dégradation, car je pense qu’elle est inéluctable, mais une atténuation de cette dégradation dans un premier temps avant une inversion de la tendance. Je suis un fervent lecteur de science-fiction et notamment d’Issac Asimov. Dans Fondation, série remarquable que je recommande à tous les lecteurs, Asimov met en scène un techno-psycho-historien, Hari Seldon, qui explique qu’inéluctablement l’empire galactique va s’effondrer, sans que l’on n’y puisse plus rien, mais que le chaos qui suivra peut durer 1 000 ans ou 10 000 ans, il explique qu’il existe une possibilité d’intervention pour en réduire l’ampleur, la durée et l’intensité. Et bien je pense que nous ne pouvons pas faire grand-chose pour empêcher le processus de violence dans la société, mais nous pouvons faire énormément pour en réduire la durée, l’intensité et en sortir dans les meilleures conditions et le plus vite possible. 2025 serait une bonne année pour commencer à sortir la tête de l’eau.

Bio

Alain Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire National des Arts et Métiers, New York et Shanghai. Il est le conseil de différents services de police et de renseignement, particulièrement en matière d’antiterrorisme. Il est auteur de très nombreux ouvrages.