Loin de l’esthétique du cinéma hollywoodien, les mafias italiennes ont opéré une mutation silencieuse au fil des années pour devenir une puissance économique transnationale. Entre archaïsme rural et spéculation financière, enquête sur une hydre qui étouffe le Mezzogiorno (sud de l’Italie) tout en infiltrant le tissu légal européen.
Le crépuscule des parrains et l’aube des managers
Il flotte encore, dans les ruelles de Palerme ou de Corleone, un parfum de soufre que les touristes viennent chercher, avides de frissons historiques. Mais, la réalité du pouvoir mafieux ne réside plus dans les fusillades spectaculaires des années 1990, celles qui ont coûté la vie aux juges Falcone et Borsellino. Selon la Direction nationale antimafia (DNA), la stratégie de l’immersion est désormais devenue la règle absolue.
Cosa Nostra, affaiblie par une répression judiciaire implacable et la capture de ses derniers grands chefs, comme Matteo Messina Denaro, a cédé sa place hégémonique, mais, dans le crime organisé, le vide n’existe pas.
C’est en Calabre, terre âpre et longtemps oubliée des investissements publics, que le centre de gravité s’est aujourd’hui déplacé. En effet, la ‘Ndrangheta est devenue, en l’espace de deux décennies, l’organisation criminelle la plus puissante du monde occidental. Sa force réside dans une structure familiale impénétrable, soudée par le sang, qui rend le phénomène des repentis, les fameux « pentiti », marginal comparé à ses rivales siciliennes. Cette mafia ne se contente pas de gérer le trafic de stupéfiants, mais elle l’a véritablement industrialisé. Selon différentes analyses d’Europol, la ‘Ndrangheta détient un quasi-monopole sur l’importation de cocaïne en Europe, transformant le port de Gioia Tauro en une plaque tournante mondiale.
L’économie grise ou la contamination du légal
L’erreur serait de croire que la mafia reste cantonnée à l’illégalité pure. Son véritable génie réside dans sa capacité mimétique. Il est désormais loin le temps où les mafieux portaient une casquette et un fusil à canon scié en bandoulière. Aujourd’hui, ils portent des costumes trois-pièces et sont déguisés en experts-comptables, entrepreneurs dans le BTP ou bien encore financiers. En Italie du Nord, et particulièrement en Lombardie, la frontière entre l’économie saine et les capitaux sales est devenue tellement poreuse qu’elle en est presque indiscernable.
Tous les rapports de la Banque d’Italie affirment que le blanchiment d’argent n’a jamais été aussi sophistiqué. Plus que jamais, les clans mafieux investissent massivement dans la restauration, la grande distribution, l’immobilier et même dans le secteur de la santé. Ce recyclage massif d’argent sale fausse la concurrence, étouffe les honnêtes entreprises qui sont incapables de rivaliser avec des sociétés disposant de liquidités illimitées et n’ayant aucun besoin de crédit bancaire. Par conséquent, dans de telles conditions, ce sont des pans entiers de l’économie légale qui pourrait à terme s’effondrer silencieusement.
Naples et la Camorra : le chaos organisé
Si la ‘Ndrangheta cultive le secret, la Camorra napolitaine, quant à elle, vit dans une visibilité brutale. Ici, pas de structure pyramidale rigide comme en Sicile, mais une nébuleuse de clans urbains, instables et violents, qui se font et se défont au gré des alliances et des trahisons. Le territoire napolitain est totalement quadrillé.
Le modèle économique camorriste est d’une flexibilité effrayante. Il touche aussi bien à la contrefaçon de marques de luxe qui inonde les marchés européens, à la drogue ou bien encore à la gestion des déchets. Ce dernier point a d’ailleurs engendré l’un des plus grands scandales environnementaux du siècle.
Dans la « Terre des feux », zone située entre Naples et Caserte, des décennies d’enfouissement illégal de déchets toxiques industriels, venus du nord industriel complice, ont empoisonné les sols et les nappes phréatiques. Les taux de cancers y explosent, rappelant cruellement que la mafia n’est pas seulement un problème d’ordre public, mais également de santé publique. L’Institut supérieur de la santé italien a maintes fois alerté sur cette corrélation macabre, preuve que l’avidité criminelle se paie en vies humaines, bien au-delà des règlements de comptes.
Une réponse citoyenne face au silence
Pourtant, l’Italie n’est pas qu’une terre de compromission. Elle est aussi le laboratoire d’une résistance civile unique au monde. Face à l’omerta, la loi du silence, des voix s’élèvent avec une dignité qui force le respect. L’association Libera, fondée par le prêtre Luigi Ciotti, a réussi un tour de force législatif et symbolique en obtenant la possibilité de réutiliser à des fins sociales les biens confisqués aux mafieux.
Désormais, sur les terres jadis confisquées aux parrains, des coopératives de jeunes cultivent du blé, produisent du vin ou de l’huile d’olive, estampillés « saveur de la légalité ». Il s’agit là d’une véritable révolution culturelle.
De plus, des villas de chefs de clan peuvent se transformer en caserne de gendarmerie ou en centre pour enfants autistes, ce qui de facto, porte un coup fatal au prestige mafieux.
Pas à pas, l’État reprend ses droits, non seulement par la force, mais aussi par le symbole. Comme le soulignent les magistrats du parquet de Catanzaro, la lutte est loin d’être achevée et la globalisation joue en faveur du crime.
Aussi longtemps que l’Europe ne se dotera pas d’un arsenal juridique harmonisé, permettant de saisir les avoirs aussi vite qu’ils traversent les frontières numériques, la démocratie partira avec un temps de retard. La mafia n’est pas un État dans l’État, mais un miroir déformant de nos propres faiblesses capitalistes.







